LES RAISONS D'UNE PRONONCIATION DÉFECTUEUSE
EN LANGUE ÉTRANGÈRE
3.1. la perception catégorielle
Jusqu’à présent, nous avons commenté une réalité tangible en nous inspirant de travaux reposant sur des hypothèses plausibles à partir de constatations empiriques. Ainsi, la métaphore du crible phonologique permet de comprendre les raisons d’une prononciation défectueuse en L2 mais elle se fonde sur les produits finis de traitements perceptifs. C’est ce qui se produit quand le professeur constate qu’un Russe prononce [u] à la place de [y], qu’un Arabophone réalise [b] au lieu de [p], qu’un Germanophone produit non pas [v] mais [f), etc.
La ...psycholinguistique et la ...psychologie cognitive, disciplines récentes puisque apparues au tout début des années 60 du siècle précédent, s’intéressent aux processus mentaux mis en œuvre dans la perception, la production et la compréhension du langage. Elles utilisent des protocoles expérimentaux rigoureusement contrôlés destinés à mettre à jour et décrire les mécanismes et les multiples processus se produisant lors du traitement des sonorités langagières.
Ces disciplines ont permis d’établir que la surdité phonologique est une conséquence de la ...perception catégorielle. Notre appareil perceptif –audition, vision, olfaction, etc.- ne se contente pas de saisir plus ou moins bien une infinie variété de données sensibles. Il les organise en catégories, c’est-à-dire en incluant dans une même classe des événements, des objets qui partagent certaines propriétés.
Ces catégories sont nécessairement limitées en nombre, ce qui est cognitivement rentable. En outre, la catégorisation permet la création et l’entretien de ...représentations mentales captant l’aspect catégoriel des événements en provenance de l’environnement et rendant le sujet de plus en plus apte à interagir de manière appropriée au fur et à mesure de l’enrichissement de son expérience.
La perception catégorielle permet en quelque sorte de ranger les événements en provenance de l’environnement dans des tiroirs mentaux à disposition de l’individu.
Le processus de perception catégorielle débute très tôt chez le bébé. Chaque enfant catégorise ainsi progressivement des unités sonores produites par son entourage et qu’il entend fréquemment ; il délimite graduellement des frontières entre elles ce qui assure leur discrimination. Ces différentes unités sonores familières contribuent au processus de communication et sont donc fonctionnellement pertinentes.
C’est ainsi qu’en français, les formes sonores suivantes prononcées isolément n’ont aucune signification propre : /l/, /s/, /b/, /m/, /v/, /f/, etc. Mais, apparaissant dans un même contexte linguistique (environnement identique des unités considérées) et associées avec des unités linguistiques de rang supérieur communément appelés mots, l’emploi de telle ou telle forme sonore permet de distinguer relu, reçu, rebut, remue, revue, refus, etc.
Ces unités sonores pertinentes font partie du système de la langue. Ce sont des ...phonèmes. Ils forment une catégorie fermée, c’est-à dire en nombre fini et limité dans chaque langue (en moyenne autour de 30 phonèmes pour la plupart des langues). Ceci s’explique par des questions d’économie, d’efficience et aussi en raison des contraintes de notre appareil perceptif et articulatoire.
De façon générale, il est admis que tout individu acquiert la maîtrise du système sonore de sa langue maternelle vers l’âge de 5 ans. Le « crible phonologique » est installé mais il est relativement poreux pendant quelques années, jusqu’à la puberté. Par contre, à partir de ce moment, le crible devient imperméable et l’adolescent devient phonologiquement sourd aux sonorités d’une autre langue.
Des études récentes établissent que l’enfant est un remarquable imitateur prosodique, capable de très bien restituer les rythmes et intonations d’une L2 entre 4 et 8 ans. Par contre, certains auteurs évoquent un « âge critique » pendant lequel l’apprentissage d’une L2 est rendu très difficile. Les chercheurs ne s’accordent pas sur cet âge critique, il n’est pas rare de trouver dans la littérature que la période charnière se situe aux alentours de 7-8 ans et que dans tous les cas les performances commencent à diminuer à partir de la 9ème année. Les raisons avancées sont variées : perte d’une certaine plasticité cérébrale naturelle à l’approche de la puberté, modification de certaines capacités d’apprentissage, apparition de nouvelles stratégies d’apprentissage…1
1 Dans une optique très phonétique sur cette question, cf. C. DODANE L'apprentissage précoce d'une langue étrangère : une solution pour la maîtrise de l'intonation et de la prononciation ? pp. 229-248 dans E. GUIMBRETIÈRE (ED.) Apprendre, enseigner, acquérir : la prosodie au cœur du débat Publications de l'Université de Rouen-CNRS, 2000 (coll. Dyalang).