MÉTHODE ARTICULATOIRE ET MÉTHODE VERBO-TONALE
2. Lacunes et insuffisances de la methode articulatoire dans une optique verbo-tonaliste.
Dans cette section, nous allons voir les insuffisances de la MA à la lumière de la MVT. Ceci nous permettra d’introduire certains apports de la MVT appliquée à l’enseignement des langues étrangères. Ces commentaires ouvrent la voie à certaines prises de position pédagogiques et permettront une 1ère prise de conscience des problèmes concrets rencontrés par le professeur pendant des activités portant sur l’enseignement de la prononciation.
2.1. Le risque de démotivation.
La MA s’apparente à un bourrage de crâne dont beaucoup d’apprenants se passeraient volontiers. Des cours de phonétique articulatoire ou des explications plus ou moins détaillées accompagnées de schémas divers ne sont peut-être pas ce qu’ils recherchent quand ils apprennent une autre langue. La démotivation peut également provenir de l’aspect répétitif, monotone et peu dynamique de batteries d’exercices engendrant un travail artificiel. On part du son isolé, puis prononcé dans des ...logatomes (suites de syllabes sans signification) , des mots isolés et enfin des phrases hors contexte.
La MVT bannit toute intellectualisation de la matière phonique. La raison en est simple. Aucun individu ne se rend compte des mouvements articulatoires très fins et complexes qu’il réalise quand il parle sa langue maternelle. Est-il vraiment nécessaire de lui en faire prendre conscience en langue étrangère ? On peut considérer que ceci engendre une énorme perte de temps et d’énergie avec comme risques évidents une inhibition de la spontanéité du sujet et la peur d’ouvrir la bouche par crainte de commettre telle ou telle erreur phonétique ou encore de paraître ridicule devant ses pairs. C’est également pour cela que la MVT ne propose pas de cours théorique et favorise toujours l’apprentissage en situation1 :
- l’apprentissage phonétique peut être diffus tout au long de la leçon. Le fait de travailler à partir de documents sonores plonge les élèves dans un véritable bain sonore. L’enseignant peut intervenir au coup par coup en cas d’erreur de prononciation grave. S’il est rompu à l’utilisation des procédés de correction de la MVT, il peut très rapidement corriger une production déviante. Le danger est de démobiliser les élèves qui n’osent plus ouvrir la bouche ou se lassent d’être corrigés sans cesse. Il est donc nécessaire de passer un accord avec eux au nom d’un principe fondamental : la correction phonétique ne s’impose pas, elle se négocie ;
- l’apprentissage phonétique fait l’objet d’un moment particulier de la séance. Le professeur décide d’y consacrer ½ heure, pas davantage car cela sollicite énormément les capacités attentionnelles des élèves. S’il choisit de travailler sur des activités de perception destinées à faire mieux entendre les sonorités de la L2, l’enseignant a intérêt à les prévoir en fonction des erreurs spécifiques de chaque élève. Ce suivi personnalisé est rentable car il montre à l’élève que l’enseignant se préoccupe de son cas particulier et il assure un traitement plus rapide de l’erreur. La séance de 30’ est alors rentabilisée au maximum.
2.2. Les facteurs relevant de l’audition/perception sont négligés.
Revenons une fois de plus sur ce point important. La MA se base sur des explications et des exercices exclusivement fondés sur l’articulation. Elle ne dit rien des processus de perception. Cette ignorance apparaît nettement dans les exercices proposés ; Faire travailler sur des sons isolés n’est pas productif ; ils peuvent appartenir à n’importe quelle langue, à la limite. Lors de la phase de travail avec des logatomes, ceux-ci sont présentés sans aucune suite logique alors qu’ils provoquent forcément une « déformation » du son considéré. Ainsi, le timbre de la voyelle [y] n’est pas le même dans [sy] et dans [my] ; il apparaît plus clair –aigu- dans le 1er cas que dans le second. Ceci n’a rien d’étonnant. Les sons s’influencent mutuellement dans la chaîne sonore. La MA n’en tient aucun compte, alors que la MVT intègre ce paramètre dans le principe de correction par les entourages facilitants.
La MVT s’efforce de sensibiliser progressivement les élèves aux sonorités de la L2 par une patiente « rééducation de l’oreille » -en réalité, du cerveau-. Il faut bien comprendre que l’amélioration de la prononciation ne peut se faire en quelques séances. Tout individu a mis environ cinq ans pour acquérir le système sonore de sa L1 ; il faut également du temps pour se défaire des habitudes perceptives installées dès l’enfance entrer petit-à-petit dans l’univers sonore de la L2.
L’enseignant doit également avoir présent à l’esprit que la progression phonétique de l’apprenant n’est pas « linéaire », comme pourrait le faire penser un programme bien calibré d’un manuel fondé sur la MA. Ainsi, si un élève produit [u] au lieu de [y], la progression n’est jamais aussi harmonieuse que :
mais obéit à un schéma davantage chaotique et tourmenté du genre :
Et ceci vaut pour tous les sons de la L2.
En outre, chaque élève progresse à un rythme qui lui est propre.
D’où l’intérêt de faire un programme phonétique à la carte comme évoqué plus haut plutôt que de suivre une progression rigide et qui ne correspond à aucune réalité concrète au niveau du vécu d’un groupe classe. Tel élève acquerra le /y/ en 5 séances alors que tel autre y arrivera au bout de 8 séances et leur condisciple ne parviendra peut-être jamais à fixer ce son convenablement...
La correction phonétique demande donc du temps, de la patience et de la bonne volonté, tant de la part de l’apprenant que de l’enseignant.
Ce dernier ne doit pas céder au découragement quand, au cours d’une séance, il arrive à corriger un son défecteux et que cinq minutes après l’élève retombe dans l’erreur. Il ne doit pas non plus se démotiver si un élève qui paraîssait avoir progressé au cours de la dernière séance commet à nouveau des erreurs à celle d’après. Ceci est tout à fait normal.
En début d’apprentissage, la régression phonétique l’emporte nettement sur la progression (d’où le schéma toutmenté ci-dessus). Pour chaque élève, plusieurs séances sont nécessaires avant qu’il ne parvienne à se stabiliser et à évoluer dans son appréhension des sonorités de la L2.
Dans ce contexte, il faut préciser que la MVT préconise la maîtrise des sons étrangers par approximations successives. Il ne s’agit pas de parvenir immédiatement à la prononciation “parfaite” d’un son problématique. L’important est de parvenir à se défaire graduellement des mauvaises habitudes perceptives responsables des productions erronées, de s’éloigner de l’erreur et d’arriver à une prononciaiton acceptable du son problématique à coup d’essais – erreurs (schéma ci-dessus). Répétons une fois encore que l’erreur phonétique en L2 est naturelle (c’est d’ailleurs pour cela qu’on préfère ce mot à celui de faute) et que l’élève n’a pas à être sanctionné.
2.3. la prosodie n’est pas prise en compte.
Les éléments prosodiques2 –rythme et intonation- sont négligés dans une perspective de MA. Soit ils sont carrément marginalisés et n’apparaissent pas dans le manuel, soit ils sont traités à part. De nombreux livres de phonétique corrective consacrent une part importante aux voyelles et aux consonnes; le rythme et l’intonation font l’objet d’une partie distincte et généralement beaucoup plus modeste. Les liens naturels et logiques unissant les paramètres prosodiques et segmentaux sont complétement passés sous silence.
La MVT accorde au contraire une part prépondérante au rythme et à l’intonation.”L’intonation qui résulte de la structure des sons est un élément essentiel de chaque son et elle relie en même temps tous les éléments de la phrase. Les éléments de l’intonation sont: sons, fréquences , intensité, tension, temps de la phrase et pause. Tous ces éléments forment la structure interne de l’intonation au cours des groupes rythmiques. Voici pourquoi nous pouvons dire que l’intonation forme la réalisation structurale de l’ensemble du langage” (Guberina, 2003/1965, p. 151). Cf.
Pour les phonéticiens verbo-tonalistes l’intonation joue un rôle capital en langue étrangère:
- c’est la 1ère perçue. Un élève débutant entend d’abord des modulations vocales. C’est à des étapes ultérieures de traitement qu’il parvient éventuellement à donner du sens à cette suite sonore. Et même s’il ne comprend absolument rien, il parvient parfois à capter des indices à partir de ces variations tonales: humeur du locuteur, par exemple;
- toute voyelle et toute consonne sont obligatoirement insérées à l’intérieur d’un mouvement rythmico-mélodique. Même un segment isolé est produit à l’intérieur de cette enveloppe sonore globale que constituent le rythme et l’intonation. Prenons comme exemple les différents modulations de la voyelle /a/ servant en français à exprimer la surprise, l’étonnement, la réprobation, la joie, la colère, le doute, etc.;
- le rythme et l’intonation entretiennent des rapports étroits avec la syntaxe. Si on prend une phrase telle que le chien de ma voisine a mordu la soeur de ma concierge, on remarque que les groupes rythmiques correspondent à des syntagmes et que les variations de hauteur sont fonction de la profondeur des noeuds dans l’arborescence syntaxique. En oral spontané, quand les règles syntaxiques canoniques sont déjouées, c’est l’intonation qui permet de suppléer ces prétendues carences et de rétablir le sens. Penser à l’intonation emphatique accompagnant des phrases clichés syntaxiquement incorrectes telles que Elle est trop! ou encore Il a une allure!
- l’intonation véhicule du sens. C’est elle qui permet de distinguer l’affirmation elle adore la phonétique corrective de la question elle adore la phonétique corrective? L’intonation permet au locuteur d’ajouter une information supplémentaire par rapport au sens véhiculé par les mots. Ainsi la phrase elle est belle la mariée peut, selon l’intonation, traduire une simple constatation, une question, la surprise, l’admiration, l’incrédulité, le doute, voire l’ironie. Dans ce dernier cas elle contredit le sens littéral donné par les mots.
- ce dernier exemple permet de constater que l’intonation est l’élément le plus humain dans la parole et qu’elle traduit l’affectivité du sujet parlant. L’intonation “neutre” n’existe pas. Les facteurs psycho-affectifs sont toujours pris en compte par la MVT car ils sont naturels et peuvent servir de stimulants dans différentes situations d’apprentissage;
2.4. la relation corps/phonation est laissée de côté.
La MA a une vision de la phonétique extrêmement restrictive qui se limite à la zone décrite par les sempiternels schémas articulatoires. En outre, l’élève reçoit des consignes strictes. Pendant une activité de correction phonétique, il doit rester assis le buste bien droit sur sa chaise pour ne pas entraver l’action du diaphragme, la tête ne doit pas être trop abaissée ou exagérément relevée au contraire afin de ne pas bloquer le larynx, etc.
Une idée de base de la MVT est que la parole, c’est du mouvement. Comme déjà mentionné dans les séquences précédentes, quand on parle, on produit spontanément des gestes para-verbaux –avec les mains, la tête- qui ponctuent, rythment le discours et servent à structurer la communication.
Ces gestes para-verbaux
-
suivent naturellement l’organisation temporelle du langage, son tempo, ses pauses, ses accents.
-
assurent mieux la transmission de l’information, notamment dans ses nuances affectives ;
-
établissent un lien direct entre la production de la parole et l’organisation musculaire tonique de l’ensemble du corps.
En verbo-tonale, comme déjà précisé, on distingue la macro motricité : motricité corporelle globale et donnée à voir ; c’est la motricité du « grand corps », comme disent parfois les orthophonistes et la micro motricité : motricité fine et très spécialisée des organes dits de la phonation. Elle est invisible, hormis les mouvements des lèvres et de la pomme d’Adam.
Il existe une relation naturelle entre la macro et la micro-motricité. Fonagy (1990) écrit que "la façon de prononcer est un langage phono-gestuel. Les organes de la parole gesticulent à l'instar des mains, des bras, du corps. Ce qui distingue le langage phono-gestuel des gestes visibles, c'est leur dimension réduite d'une part, et leur intégration parfaite à la parole non gestuelle d'autre part. Ils nous échappent non parce qu'ils échappent à l'oeil nu, mais parce qu'ils sont convertis, masqués, par les mots qu'ils véhiculent".
Notre collègue Pietro Intravaia, l’un des plus fins connaisseurs du système verbo-tonal, affirme que la "dépendance vis-à-vis des schémas rythmico-mélodiques maternels est d'autant plus forte qu'elle trouve un enracinement en profondeur dans le système kinésique (gestuel) de la culture du sujet apprenant. En effet, il existe bien un système kinésique qui structure les interactions sociales et dans lequel tous les membres d'une même communauté peuvent se reconnaître" (Intravaia, 1993, p. 5)3. Il se dit convaincu "... que c'est dans les relations émotionnelles inconscientes ou semi-conscientes induites par les dérogations aux codes kinésique et proxémique en usage dans l'univers socioculturel de l'apprenant que réside l'explication de nombreuses difficultés à intégrer les caractéristiques audio-phonatoires et rythmico-mélodiques d'une langue étrangère" (Intravaia, ibid., p. 9)
Comme nous le verrons par la suite, le recours au geste est une procédure facilitante afin d’aider l’apprenant à produire un rythme, une intonation ou un son défectueux.
2.5. l’ignorance des phénomènes de compensation et de coarticulation.
2.5.1. la compensation
Des procédés articulatoires différents peuvent donner le même résultat grâce au phénomène de compensation. Par exemple, nous pouvons parler la bouche pleine ; dans ce cas, la forme et le volume des résonateurs n’ont plus rien à voir avec les descriptions standard de la phonétique articulatoire…
De même, si nous parlons avec une cigarette entre les lèvres ce qui a pour effet de neutraliser l’aperture, nous parvenons toutefois à nous faire comprendre. Quand nous parlons, un circuit de contre réaction instantanée contrôlé par l’oreille externe et appelé boucle audio-phonatoire permet de suppléer aux possibilités moins étendues des organes phonatoires : s’il y a un problème en un point quelconque du chenal vocal, une compensation s’effectue en un autre endroit et permet de conserver peu ou prou l’intégrité du message.
C’est grâce à la boucle audio-phonatoire. que nous pouvons corriger instantanément un lapsus, par exemple.
En d’autres termes, ceci signifie que nous parlons aussi avec notre oreille.
La MA ignore complètement ce phénomène naturel, qui s’emploie à développer chez l’apprenant un réflexe articulatoire unique.
Ces phénomènes de compensation nous apprennent plusieurs choses, comme l’indique Borrell 2002/1991, p. 127
- ce qui est important, c’est la cible auditive et non les mouvements articulatoires permettant de l’atteindre ;
- cette cible peut être atteinte par des gestes articulatoires différents, en « compensant » par rapport à la réalisation « normale » ;
- le résultat est immédiatement atteint, sans le moindre essai, sans approximations successives. Borrell observe que « la compensation se fait sans ébauche, on ne juge pas une réalisation pour la modifier ensuite. Tout se passe avant la production, il existe donc un contrôle ‘a priori’ dans notre cerveau, qui juge de la qualité auditive du son que l’on est en train d’élaborer. Il y a donc ajustement articulatoire, en permanence, sous la dépendance de la cible auditive sélectionnée. Dans cette perspective, la présentation habituelle du phonème en traits articulatoires devient tout à fait inadéquate. Il semble qu’il faille imaginer un modèle plus dynamique où la cible auditive serait confrontée, en permanence, dans notre cerveau, à ce que les gestes articulatoires seraient susceptibles de produire » (ibid., p. 128).
2.5.2. la coarticulation
Quand nous parlons, les sons ne se réalisent jamais comme ils sont décrits dans les manuels de phonétique articulatoire. Ils s’influencent mutuellement dans la chaîne parlée. Il se produit en permanence des phénomènes d’anticipation et de réajustement. Ainsi, toutes les consonnes du mot « brusque » sont produites avec une avancée et un arrondissement des lèvres sous l’influence de la voyelle arrondie [y], alors qu’aucune n’est décrite comme étant labialisée. Ce décalage est constant entre les réalisations effectives des sons et leur description canonique en traits articulatoires. La coarticulation représente un juste milieu, un compromis permettant d‘économiser des gestes articulatoires et donc de produire les sons paroliers avec une plus grande économie, ce qui permet également de gagner du temps.
La MVT prend en compte le phénomène de coarticulation, notamment à travers le procédé de correction par les entourages facilitants.
1 Cf. notre article le suivi des élèves en phonétique corrective.
2 Le mot prosodie qui englobe le rythme et l’intonation s’est imposé dans le courant des années 1970. Dans les années 1950-1960, c’est le mot intonation qui était plus communément employé. les linguistes n’y accordaient guère d’importance, considérant que l’intonation était « un tout insegmentable», donc échappant à l’analyse structuraliste. Pour Martinet, par exemple, l’intonation fait partie des éléments linguistiques marginaux.
3 Intravaia, P. (1993) Pour une étiologie approfondie de l'erreur phonétique. Revue de Phonétique Appliquée, n°108-109, pp. 239-266.